Par lecoqgourmand
Robert M – préservons son anonymat-, directeur d’une belle table en bourgogne (non ! je ne vous dirais pas son nom) m’a écrit cette lettre qu’il m’a semblé intéressant de partager avec vous. « A mon époque, cher monsieur, j’aimais converser avec mes clients lorsqu’ils téléphonaient au restaurant pour réserver leur table. Ils en profitaient pour me questionner sur la nouvelle carte, ils me demandaient des nouvelles de tels ou tels membres du personnel, s’inquiétaient de ma santé et, comment dire, j’avais l’impression de faire un peu partie de leur famille. Le jour de leur venue, je pensais à eux en vérifiant le dressage de la table qu’ils avaient choisie ; je m’assurais qu’aucun détail ne puisse leur être désagréable : nappe sans pli, argenterie parfaite, verrerie étincelante et je veillais personnellement à ce que la rose glissée dans le soliflore en porcelaine soit d’une fraîcheur irréprochable. J’en faisais, croyez-moi, une affaire de principe. Le jour dit, j’avais plaisir à les accueillir et les conduire à leur place. J’étais fier de pouvoir leur présenter la carte et les menus dans leur superbe étui en cuir. Imprimée sur papier vélin pur coton, le programme des réjouissances avait fière allure. Un peu comme moi d’ailleurs. Avantagé par un costume que l’on aurait cru taillé sur mesure, je décrivais chaque plat avec des mots précis. J’avais réponse à toutes les questions que l’on me posait sur les recettes et, connaissant sur le bout des doigts les goûts de mes convives, je savais mieux que personne les orienter entre les suggestions du jour et les nouveautés de saison. Il arrivait parfois qu’un problème vienne assombrir le bon déroulé du repas. Une cuisson trop courte ? L’assiette repartait illico en cuisine. Une sauce insuffisante et je revenais avec supplément de gourmandise qui prenait alors des allures de supplément d’âme. Dois-je le dire ? Je vivais chaque service avec le même plaisir que le comédien jouant une pièce. De l’apéritif, en passant par le poisson qu’il convenait de découper devant le client, du plateau de fromages ou de desserts qu’il fallait être en mesure de commenter avec une précision encyclopédique, jusqu’au chariot des alcools -Chartreuse verte pour les messieurs, jaune pour les dames – : Mon show ne finissait pas toujours pas des bravos, mais des compliments et des mercis. Aujourd’hui le fils ces mêmes clients réserve par mail, il a choisi sa place sur notre site internet et c’est lui-même qui me raconte les plats qu’il a vu en long en large et en travers sur la page Facebook du chef. Ah, le chef ! A peine m’a-t-il salué, que le fils de mes clients me demande s’il est bien là. Non seulement il l’appelle par son prénom, mais j’ai pu noter qu’il lui faisait un SMS pour le prévenir de sa présence dans la salle : « Je suis chez toi ». Tant qu’il n’est pas sorti de sa cuisine pour le saluer, rien ne semble aller comme il faut. M’a-t-il reconnu depuis sa dernière visite ? Je ne saurais vous le dire. Ce que je sais, c’est qu’il ne risque pas de me féliciter pour la tenue de la nappe – nous n’en mettons plus-, ni pour la qualité de l’argenterie remplacée par de l’inox design. Est-ce que les plats lui plaisent ? Nul besoin de lui demander, il en réserve la primeur et en live aux réseaux sociaux. Les fromages ? Il s’en passe comme de mes commentaires. Les alcools ? Il n’en boit pas. Non, ce qu’il boit en fin de repas le fils de mes clients ce sont les paroles du chef. Alors comprenez-moi. Si je vous écris tout ça à la veille de partir à la retraite c’est seulement pour vous dire que l’on a fini par tuer mon beau métier. Je suis devenu un passe-plat transparent, juste bon à recueillir les doléances quand le chef est en tournage pour M6. Ne vous étonnez donc pas si les jeunes se détournent aujourd’hui d’une profession qui s’est mutée en emploi sans panache. La mode est au tablier. Oui monsieur, le tablier en salle ! Essayez donc de jouer le Bourgeois Gentilhomme en jeans et baskets et vous m’en direz des nouvelles… » J’arrête là cette lettre imaginaire pour rappeler à toutes celles et tous ceux que le sujet intéresse à quel point le service est au cœur du métier de la restauration… Un métier qui au-delà de tout -les beaux produits, les belles recettes- fait toute la différence par sa dimension humaine.
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